Génoféva

Génoféva

En mémoire de notre barde Génoféva (Elyane Gastaud)

De nombreux auteurs antiques, grecs et latins, ont fait état de la littérature gauloise connue de leur temps, sans en rapporter autre chose que des bribes, ou, très brièvement, le sujet de poèmes bardiques, mais pas leur traduction, même partielle. Alors que les textes sacrés  étaient transmis exclusivement par tradition orale, les bardes écrivaient les autres poèmes sur des écorces de bouleau. Ce support était bien périssable, de sorte que cette littérature ne nous est point parvenue, sauf si l’archéologie venait à retrouver des textes écrits sur céramique, pierre, ou lames de métal. Il reste qu’on peut toujours essayer d’imaginer un poème dans l’esprit des bardes.

Elyane Gastaud

LA QUÊTE DE NODLAG

**********************

Un récit de GENOFEVA

Solstice d’été (Ervina Alba)

_______________________

Depuis les hauteurs de l’Helvie

comme du pays des Vellaves,

il n’est plus somptueuse féérie

qu’en attendant l’aurore sur les Alpes.

Dès avant l’aube, à peine au sortir de la nuit,

quand déjà les étoiles ont pâli,

on dirait un long troupeau sombre en marche

aux ordres d’un lion couché sur le brouillard

qui regarde le Sud où naissent les étés.

L’horizon derrière eux est tout cendré

avec, pour seul tison donneur de flamme,

la lune en son dernier quartier.

Le vent retient son souffle en ce silence rare :

nul chant d’oiseau, nulle herbe ne frémit.

La plaine, entre Rhône et montagnes,

dans la brume reste immobile,

mousseuse comme un lac de lait

qui s’imprégnera de bleu ciel

lorsque l’Orient deviendra vermeil.

                          *

Bientôt, sur les crêtes à contre-jour, la neige

s’éveillera, ici ou là, par étincelles

clignotantes en un parcours

où se distingue, peu à peu,

le fil du temps depuis la première heure

qui fit surgir la chaîne des splendeurs.

L’alouette-lulu est la première

à rompre le silence avec son chant discret…

                             *

Soudain, avec éclat, en même temps,

le coq annonciateur de la lumière

et la plus gauloise des alouettes

célèbreront l’apparition d’un rouge intense :

le soleil sur la tête du Mont Blanc.

Il lui arrive d’être Soleil triple,

prodige d’éphémère flamboiement.

Si le ciel est très pur, le beau fixe promis,

voici que les sommets, à peine illuminés

sont estompés : devenus translucides, 

tel un mirage ils disparaissent ;

on croit n’avoir fait que rêver…

Une idée (Menman)

________________

Comment n’avoir pas désir d’aller voir

tant de merveilles de plus près ?

Quels ateliers sont de l’autre côté

de l’étonnante barrière qui voile

l’origine de ces mystères ?

Quel forgeron divin créa la sphère

qui diffuse sa pourpre en devenant soleil ?

Quel souverain maître du feu

décore d’émaux fabuleux

les cuirasses de bronze aux coloris changeants

de la cohorte des géants ?

Comment, pourquoi, devient-elle invisible

pour reparaître à l’improviste

en présage des vents de pluie ?

                            *

Fervents adorateurs de la lumière

venus guetter sur un haut belvédère

le moment d’invoquer le jour naissant,

deux amis se sont rencontrés à l’aube,

tous deux éperdus d’émerveillement,

chacun lisant dans la pensée de l’autre

la même envie, avide, lancinante,

de se faire les pèlerins de l’Alpe.

Décidés à méditer longuement

avant d’extraire l’idée de sa gangue,

comme on sélectionne un cristal,

ils partagèrent prière et secret

jusqu’au jour où les paroles en chaîne

ont pu tintinnabuler le message

pour quelques confidents privilégiés

– qui d’ailleurs commençaient à deviner,

pour avoir éprouvé au fond du cœur

même joie de l’aurore et même feu-.

                               *

Heureux d’entendre à haute voix, en clair,

ce qui était resté obscur en eux,

ils étaient prêts à partir tout de suite !

Il fallait pourtant des préparatifs.

Il fallait d’abord être assez nombreux,

déterminés et forts pour l’aventure.

 Il fallait choisir habits et montures,

pour affronter tous les dangers

des inextricables vallées inexplorées

où rugissent tant de torrents en crue.

Ambassade (Ambassad)

___________________

Malgré leur fiévreuse impatience,

ils prirent le temps de s’organiser.

Les Vellaves, depuis longtemps,

connaissaient les Allobroges alliés

qui permettraient de passer et, peut-être

proposeraient quelques-uns de leurs guides

pour accompagner les explorateurs.

Plus au Sud Est était un peuple

de « Rois des combats » venus s’établir

sur les crêtes inexpugnables

qui dominent la Druentia.

On disait d’eux que, descendants des Grecs,

ils avaient vécu de l’autre côté,

mais qu’une très sanglante guerre

les avait chassés de leurs terres :

pour survivre, les rescapés

avaient trouvé refuge en ces nids d’aigles

qui commandaient tous les chemins de l’Est,

d’Eburodunum jusqu’au Mont Genèvre.

Il était bon de mandater

très officiellement une ambassade

auprès de ces fiers montagnards,

pour se concilier leur amitié,

expliquer le but cette entreprise

à leur égard pleinement pacifique,

demander des conseils pour réussir

à marcher vers le berceau du soleil.

                          *

Les moissons venaient de finir

lorsque les plénipotentiaires

se présentèrent devant Brigantia.

C’était justement temps de grande fête

en l’honneur du Soleil et de la Terre :

les Caturiges dansaient Lugnasad.

Fortifiés par les parfums de paille fraîche,

de lavandin en fleur, de roches surchauffées,

ils aimaient voir, unis dans les épis de blé,

les dons de la glèbe et de la lumière.

Et le pain n’en était que plus sacré

au sortir du fournil, rond et doré.

                           *

Ces festivités avaient grand prestige

et l’on venait de loin y assister :

nul donc ne s’étonna de la visite.

Mieux que les lois de l’hospitalité,

ce fut un accueil réjoui,

chaleureusement exprimé,

dont les ambassadeurs furent ravis.

                            *

Leur joie redoubla lorsque les danseurs

présentèrent leur morceau de bravoure.

Les femmes réunies en chœur

chantaient pour  eux en leurs plus beaux atours.

Ils ne portaient que leurs épées

courtes, larges, étincelantes,

pour leur parade en ronde fière :

on admirait les corps hâlés

de ces neuf garçons de bronze vivant.

Chacun dans la main droite avait son glaive

que la main gauche du suivant

tenait fermement par la pointe.

Ils composaient, évoluant en cercle,

une roue solaire sans fin

au rythme imperturbablement marqué

par les pas de ces jeunes hommes.

Jamais ils ne lâchaient l’épée

quand, pivotant l’un après l’autre,

ils dessinaient de savants entrelacs :

ils allèrent huit fois dans le sens de la vie

tel que le fait voir le soleil en marche,

puis, une fois dans le sens de la nuit

qui aboutit au grand passage.

Le cercle était resté parfait

dans un parcours sans défaillance.

La foule attentive faisait silence

tant leur regard disait la hardiesse

d’hommes que nul n’arrêterait.

Le chant devint de plus en plus intense

pour annoncer un nouvel épisode.

Après une étonnante variation

un danseur vint au milieu de la ronde :

les épées convergèrent vers sa gorge

soudain maintenues à l’horizontale

en un disque d’éblouissant métal

qui supportait comme un trophée

la tête qui les défiait,

le chœur chantant un paroxysme.

Tous mirent alors un genou en terre

puis, sans élan, d’un saut terrible

qui les projeta haut en l’air,

ils reformèrent le cycle de vie

en tenant leurs armes comme au commencement.

Ils leur faisaient dessiner maintenant

des figures géométriques

qu’ils présentaient pour être vues du ciel.

On y trouvait, savamment associés

pour rappeler tous les nombres sacrés

combinés dans le nombre d’or

carrés, triangles équilatéraux,

tous les signes abstraits de la Science,

complétés par l’universel symbole :

pentagramme humain, l’étoile à cinq branches…

Un tourbillon fou signa le final

dans un ouragan de vivats.  

Discours (Uepos)

_____________

Les visiteurs se répandirent en éloges

sincères en la bonne humeur :

en premier sur l’art des danseurs,

la belle prouesse du chœur,

puis sur le talent des uns et des autres

en toutes les célébrations.

Ils félicitèrent leurs hôtes

pour l’excellence d’organisation.

Ils étaient, bien sûr, porteurs de cadeaux

qu’ils ne trouvaient pas assez beaux

pour manifester leur admiration.

On se récria sur leurs dons :

ce fut un grand concours d’excuses réciproques,

d’embrassades et félicitations.

Il faut dire qu’entre montagnards

il existe une connivence,

une aptitude à se comprendre,

une fraternité dans l’âme :

parler des splendeurs du soleil levant

n’était nullement l’effet du hasard,

ils avaient un même langage.

                           *

« Pour franchir ces cols inhospitaliers

la belle saison est seule propice.

L’automne vient très tôt ici,

l’hiver est long et très sévère.

Au printemps, après la fonte des neiges,

on peut se risquer vers les cimes

à peu près jusqu’au milieu de l’été.

Mais plus tard, les orages se déchaînent,

la foudre frappe dur, parfois des jours entiers :

ce sont boules de feu que roule le tonnerre.

Hurlant rageusement de ravins en vallées,

les torrents démultipliés

entraînent tout sur leur passage, arbres, rochers,

et vont noyer en contrebas les plaines

où bêtes et gens doivent fuir

parfois très loin et non sans grands dangers.

Notre Druentia, comme votre Ardèche,

a des colères assassines

et d’autant plus imprévisibles

que sur les bords du Rhône on est trop loin d’ici

pour deviner de quels déferlements

les campagnes seront victimes.

Vos pèlerins seront bien accueillis

sur notre territoire, assurément,

mais la plus élémentaire prudence

est de vous équiper pour les distances,

l’altitude et les chemins difficiles.

Si nous avons choisi d’y vivre

au prix d’évidentes difficultés,

c’est que les sites escarpés

où se nichent nos forteresses

nous permettent de vivre en paix.

Le climat rude rend plus forts

les caractères et les corps :

vous le savez, puisque vous habitez

vous aussi sur des terres de beauté

mais exigeantes en vaillance.

Chez nous, il vous faut simplement

savoir que les fatigues et dangers

sont aggravés, en durée et violence,

en comparaison de vos expériences.»

                             *

Tous les propos tenus par les vieux sages

furent écoutés religieusement :

on entendait à l’évidence

qu’ils avaient raison dans leur mise en garde

et la montagne le prouva

juste à la veille du départ.

Dès le matin, d’insolite chaleur,

des nuages accrochés en hauteur

enflaient en volutes mousseuses,

s’élargissaient, venaient coiffer de boursouflures

le crâne chauve des sommets.

Les chevaux hennissaient, s’agitaient,

persécutés par les piqûres

des insectes surexcités ;

les chiens haletaient sans bouger.

Pentes arides, chaumes et rochers

réverbéraient comme des fours.

On avait soif et les pieds lourds,

l’ombre était chaude sans un souffle :

le boulanger préférait son fournil

à l’air de la rue devant sa boutique ;

les petits enfants faisaient des caprices

pour se nourrir et pour dormir ;

leurs aînés accaparant les fontaines,

l’on devait s’échauffer encore

pour les déloger à grand’peine

quand on voulait puiser de l’eau…

Une sorte de vapeur grise

envahit le ciel vers midi :

le soleil ressemblait à la lune qui boit

tout en brûlant toujours de même

et chacun restait sous son toit,

ne pouvant faire que la sieste.

Un peu plus tard, c’était presque nuit noire :

la touffeur se changea en froid.

En même temps qu’une rafale

suivie aussitôt de coups de tonnerre,

un long grondement parcourt la montagne

accompagné d’une nuée jaunâtre :

ce qu’on redoutait, alerte à la grêle !

Brève, mais de la pire espèce

avec des grêlons sculptés en rosaces :

feuillages en hâchis, entassements de glace

au pied des talus et murets,

dans les ornières des sentiers.

La chance avait permis de récolter le blé

avant cette calamité !

Fracas de foudre et pluie battante sans répit

assourdirent toute la nuit.

La marche (Cingos)

________________

Le lendemain ensoleillé

fit apparaître un paysage hors de saison :

arbres dénudés, ronces défeuillées,

fragiles arbrisseaux couchés en rond.

Air et ciel tout purs vibraient de murmures,

les filets d’eau sous l’herbe ôtaient la couverture

de racines, d’humus, qui retenait les pierres.

Les pentes ruisselaient, par endroits effondrées ;

des chemins devenaient rivières,

d’autres, obstrués de gravats,

se dérobaient brusquement sous les pas.

Partout, des rumeurs de cascades

accompagnaient les chants d’oiseaux

qui narguaient les efforts des hommes

pour dégager les principaux passages.

Il n’était pas question de partir sans aider

et l’on eut beau se récrier,

l’escorte se mit à l’ouvrage,

aussi vaillante qu’efficace,

consolidant ainsi l’estime et l’amitié. 

                         *

Engagés sur la route du retour,

les ambassadeurs purent mesurer

la crue du torrent roulant ses eaux troubles

aux remous à pleins bords, qui menaçaient

les ponts de bois hâtivement refaits.

Prudemment, la petite troupe

n’entreprenait de traverser

qu’un homme après l’autre, à pas très légers

de son cheval et de lui-même,

tant  l’ouvrage semblait fragile.

Pour l’orage d’un soir et d’une nuit !

S’il avait duré plus longtemps,

s’il avait plu des jours durant,

on imaginait les dégâts subis !

L’eau quelquefois est pire que le feu,

plus lente sans doute, mais insidieuse :

à tout moment elle peut reproduire

tous les désastres sur les mêmes lieux.

Il arrive, longtemps après,

qu’en s’infiltrant profondément sous terre

elle ait creusé des galeries

dont la voûte soudain s’affaisse,

entraînant des éboulements massifs

où sont surpris et engloutis

des champs, des troupeaux, parfois des villages.

La seule alerte perceptible,

chose rare sous nos climats,

s’il s’est trouvé quelqu’un pour l’observer,

c’est que les serpents quittent leurs terriers

dès qu’un craquement se transmet :

ils fuient les zones en danger

avant même qu’elles soient ébranlées.

                              *

Heureux de la mission, les voyageurs

commentaient avec bonne humeur

les péripéties de leur équipée :

ils avaient vu des fêtes somptueuses,

conclu un pacte d’amitié,

ils revenaient bien renseignés.

En s’évadant de ravins en vallées

où l’horizon s’élargissait déjà,

la pénéplaine offrait ses routes où s’étale

une lumière provençale

sur des boqueteaux à cigales,

des cultures en rangs serrés,

des puits et murets en cailloux dorés.

On avançait sans effort et sans hâte.

Une traînée de brume très légère

annonçait le Rhône, là-bas,

avec, au-delà de lui, la barrière

sombre, farouche, de leur territoire

aux escarpements découpés

comme des émaux cloisonnés.

Ils avaient plaisir à le voir

et s’amusaient à repérer

les sommets, qu’ils pouvaient nommer.

                          *

On franchissait le large fleuve

par les bacs de ses petits ports.

Les nautoniers à la manœuvre

recevaient avec les ballots

toutes les nouvelles du monde

par les marchands et passagers.

Ils rapportaient avec faconde

ce qu’on leur avait raconté.

Incessant trafic de paroles,

événements et anecdotes

d’une rive à l’autre allaient de la sorte,

dérivant d’amont en aval

ou remontant par le halage.

Et cette marchandise-là,

en apparence volatile

mais vrai trésor sur les gabares,

se révélait pour tous utile,

gratuitement, par-dessus le marché.

Les auberges, à nuit tombée

quand les bateaux étaient à quai,

bourdonnaient de tous commentaires

sur les dernières nouveautés,

tandis que les pichets de bière

inséparables des récits

faisaient mousser les mots d’esprit.

Ainsi, l’on apprenait sur de lointains pays

où l’on avait des fournisseurs et acheteurs

si les peuples vivaient heureux,

comment ils honoraient leurs Dieux,

s’ils avaient inventé du neuf,

s’ils étaient en guerre ou en paix,

si les femmes y étaient belles,

comment ils étaient gouvernés,

comment la barque était menée…

Et la cuisine ? Et les chevaux ?

A quoi ressemblait leur monnaie ?

Certains noircissaient le tableau,

d’autres estimaient au contraire

que plus le monde est varié, plus il est beau.

Chez soi (Sueticon)

________________

Paisible et sans péripétie particulière,

une fois le Rhône franchi,

la chevauchée du retour au pays

vers les montagnes familières

avait permis de réfléchir.

L’accueil chaleureux qui suivit

magnifia les souvenirs.

                       *

Revenant à son tour, un brin penaud, en somme,

le détachement chez les Allobroges

n’avait pas été aussi fructueux,

en dépit des enseignements nombreux

recueillis auprès de ce peuple.

Suivre l’Isara jusqu’à Cularo,

célèbre pour ses noix si bonnes,

avait été chose facile.

Mais dès le confluent, dans cette ville

où le Drac torrentiel se précipite,

l’on s’était trouvé dans des gorges

aux parcours très mal orientés,

trop vers le Sud, trop vers le Nord.

Mieux valait pourtant ce dernier côté :

le val moins étroit faisait espérer

un passage possible à travers le massif

dominé par de hautes cimes.

Peu après, pourtant, des ravins multiples

creusés par de claires rivières,

qui semblaient d’abord obliquer vers l’Est,

n’aboutissaient qu’à des impasses.

Revenant aux points de départ,

il fallait reprendre la marche,

sans bien savoir comment choisir

entre l’Isara devenu sauvage,

contradictoire en son trajet,

et des affluents qui rendaient perplexe.

Les personnes interrogées

souvent ne connaissaient que leur vallée…

Seuls, parfois, quelques colporteurs

avaient su dire aux voyageurs

qu’on ne pouvait guère aller au-delà

sans rencontrer barrière infranchissable.

Au bout de pénibles journées

l’équipe, entièrement désorientée,

très déçue, avait renoncé.

On la réconforta grâce au succès

de l’ambassade à Brigantia.

On allait passer l’automne et l’hiver

à bien préparer le pèlerinage

en direction du Mont Genèvre

dont le nom dit qu’il a deux faces :

l’une regarde l’Ouest, et l’autre l’Est.

                       *

Comme souvent après le milieu de l’été,

quelques orages vinrent apaiser

les rigueurs de la sècheresse.

Sources et torrents réveillés

faisaient reverdir tous les prés

où refleurissaient les ombelles

et prospérait le serpolet.

En quelques jours, les soirs devenus frais,

les petits matins brillants de rosée

dans un changement de lumière

furent, comme à l’accoutumée,

suivis de nuits tombant plus tôt.

On se dégourdissait en dansant la bourrée

avant de ramener plus vite les troupeaux.

On savourait les soupes chaudes,

les fromages de chèvre plus crémeux

et la veillée autour du feu…

Vint une aurore où les Alpes étaient parées

de neige presque jusqu’au pied,

tandis qu’un bonnet de brouillard

coiffait les sommets des Boutières

et qu’il tonnait sur le Tanargue

pour saluer les déluges sur les Cévennes :

l’automne serait bientôt là.

Equinoxe d’automne (Alban Elvet)

_____________________________

Loin d’en faire une saison triste,

les récoltes donnèrent lieu

à célébrer la générosité des Dieux.

En chantant on pressait le cidre,

on préparait avec soin l’hydromel.

D’une maison à l’autre on se rendait visite

pour les veillées autour d’une marmite :

les contes et chansons allaient de pair

avec les traditions et les mystères

que les anciens doctement récitaient.

Et l’on riait beaucoup aussi

en filant le lin et la laine,

en tressant paniers et corbeilles,

en réparant quelques outils.

Dans les demeures aristocratiques

les bardes préparaient harpes et lyres

en méditant sur les prochaines hymnes

à chanter en l’honneur de Samonios,

la joyeuse fête de l’an nouveau.

                         *

On avait labouré les terres violacées,

semé majestueusement le blé

avec l’escorte des bergeronnettes

sautillantes sur chaque crête

dont la charrue rebrodait les sillons.

Quand le soleil visitait les vallons,

tous les arbres agitaient dans la brise

leurs écharpes de pourpre et d’or,

la brume attardée autour des collines

se déroulait en montant vers les cols

pour se confondre avec le bleu du ciel.

Les écureuils faisaient leurs nids d’hiver

dans les troncs creux bardés d’écorce

assez forte pour braver les tempêtes.

Quelques abeilles s’attardaient

à butiner sur les dernières fleurs

le nectar secret de leur cœur

et fabriquaient la propolis

qui calfeutrerait leur logis.

Lors des jours gris, un peu de givre

ourlait les feuilles des ronciers,

la rosée accrochée aux toiles d’araignées

s’égouttait au souffle léger

du moindre mouvement d’oiseaux

pour décortiquer les baies des ramilles,

toujours pressés de reprendre leur vol.

Si le froid devenait plus vif,

des flocons voltigeaient en biais

sans même parvenir à terre ;

un coup de vent dissipait la grisaille,

ouvrait grand l’horizon à la nuit claire :

la gelée blanche, alors, enserrait dans ses mailles

jusqu’à la moindre graminée.

                         *

Les initiateurs du pèlerinage,

Maëlcnos et Adiantognat,

occupaient leur temps à la mise en place

d’une logistique soigneuse

en réunissant souvent leurs amis

avec, parmi eux, les ambassadeurs

heureux de retourner à Brigantia

qui leur laissait de si bons souvenirs.

Tous, ils savaient bien qu’en montagne

ce qui compte le plus est d’avoir des habits

faits pour résister aux intempéries :

on peut toujours être surpris

loin de tout refuge ou abri.

Dans ce cas-là, on apprécie

les cucullus et leurs capuches,

voire de bons manteaux de cuir ;

bien mieux valent les couvertures

que des colis de nourriture,

surtout qu’en route il est facile

de s’approvisionner au fur et à mesure

en bon pain frais, boissons et vivres

qui supporteraient mal le transport.

On peut parfaitement survivre

quelques jours sans manger, en buvant aux ruisseaux,

mais dans le grand froid on est vite mort…

Les volontaires pour l’escorte

étaient nombreux : on n’avait qu’à choisir

les plus astucieux, les plus forts,

les mieux désignés pour entretenir

avec les chevaux les meilleurs rapports.

La cohérence de l’équipe

consolidée au fil des jours

était le nécessaire atout

pour une pleine réussite.

Dans la joyeuse expectative

d’aller ensemble jusqu’au bout

de leur quête du merveilleux,

ils recevaient chacun sa part

dans les responsabilités majeures

comme dans les plus humbles tâches,

le moindre détail étant pris en charge :

on travaille si bien quand l’amitié est là !

Les femmes partant avec eux,

dignes compagnes courageuses,

étaient de bonnes partenaires

dont on écoutait les conseils :

elles pensent toujours à ce qu’on oubliait !,

tels : nécessaires à couture

pour les accrocs et déchirures,

cire pour les habits de cuir et les chaussures,

choix des savons à emporter.

Le guérisseur, de son côté,

aurait son bagage adapté…

Solstice d’hiver (Alban Arthan)

___________________________

Paisible glissement de l’automne à l’hiver,

les jours cèdent aux longues nuits

la maîtrise du temps, jusqu’au soir du solstice

où les germinations vont percer en secret

l’enveloppe dorée des blés

pendant qu’Alban Arthan est célébré

par la grande fête du gui.

                      *

Il est des hivers de grands froids précoces

puis, un redoux fait illusion

avant le retour de bâton

de la Bise aux gelées féroces.

On voit d’autres fois la douceur d’automne

s’attarder et laisser fleurir

primevères et violettes, blotties

contre les talus face au Sud.

La neige arrive enfin, toute menue,

hésite avant de s’épaissir

sous les rafales de la Burle

qui tourbillonne à rendre fou

quiconque a le malheur d’être dehors.

Bêtes et gens n’ont qu’un recours :

rester sous leur toit jusqu’au jour

où prendra fin la catastrophe…

                      *

Voilà qu’un matin le soleil se lève

en colorant de rose délicat

la blanche immensité de la campagne

où l’on ne se reconnaît guère,

tant les hauteurs sont aplanies,

les creux comblés par les congères,

les arbustes comme engloutis,

les toits des maisons émergeant à peine.

C’est d’une beauté si exceptionnelle

qu’on a presque honte à saisir sa pelle

pour ouvrir un passage et, parfois, un tunnel

entre logis et dépendances enfouies.

A pelleter la neige on peine, certes,

mais ça réchauffe et l’on finit par rire :

la neige est bonne pour la terre

qu’elle protège et enrichit

et, plus longtemps elle est restée,

plus les sources auront d’eau en été.

                      *

Cet hiver-là s’était justement présenté

comme un prolongement tempéré de l’automne :

le temps du froid, en quelque sorte,

avançait seulement pas à pas et masqué,

vêtu la nuit d’un long manteau d’étoiles

et recouvrant plus tôt chaque jour de son voile

l’horizon du couchant aux volcans hérissés.

Cette douceur était motif de joie

pour Maëlcnos, Adiantognat,

leurs épouses et frères de pèlerinage.

C’était à leurs yeux un signal d’espoir

que cette aide d’un ciel clément

pour préparer la veillée du solstice.

Le renouveau de lumière promis

prenait d’autant mieux tout son sens

dans la quasi tiédeur de l’air

quand on célèbrerait le gui

acclamé comme arbre de vie…

                       *

De quel cœur on attendit le soleil

avec des chants toute la nuit !

Tous, en ferveur et bonheur sans pareils,

ils vécurent la grande fête

bénis par le rayonnement stellaire

à l’apogée en sa splendeur d’hiver.

Les constellations les plus belles

déployaient avec éclat leurs symboles,

tournant lentement la roue infinie

autour de l’étoile du Nord :

invitation à composer des hymnes

où tant la mélodie que les paroles

devaient se modeler sur l’harmonie

entre la Terre et les mondes célestes.

Autour du feu de joie l’on faisait cercle

en se donnant la main pour la prière :

pendant ce recueillement silencieux

on entendait dans la clairière

le moindre frôlement frileux,

le craquement des plus fines ramilles,

le dialogue amoureux d’oiseaux de nuit.

                         *

Ceux qui, transportés de joie ineffable,

gravirent les hauteurs avant l’aurore,

pour saluer le soleil en son faste,

virent la cohorte enneigée des Alpes

la crinière coiffée d’une résille d’or,

attendant que voulût surgir

d’entre les brumes frémissantes

le Dieu du jour venu ouvrir le cycle

d’un nouveau règne pour un an.

Plus le ciel s’éclairait, plus les sommets

s’animaient de franges vermeilles

que reflétaient les glaciers de leurs flancs.

Enchantement dont ils ne se lassaient jamais :

Maëlcnos et Adiantognat

contemplaient en ouvrant les bras

cette éclosion de la lumière

dans la profusion de couleurs

subtilement fondues entre elles

avec des chatoiements de perle

animés de frissons soyeux.

                        *

Dès les premiers rayons déployés en aigrette,

un coup de vent. Puis, rien. Mais au Nord-Ouest,

un bandeau gris, malgré le jour venu,

formait à l’horizon un liseré ténu

persistant entre terre et ciel,

surmonté d’un voile discret.

Sous le plein soleil, loin de s’effacer,

les Alpes affirmaient leur majesté :

signe que le vent tournerait bientôt.

Des rafales froides, de temps à autre,

bousculaient futaies et taillis…

Il fallait se hâter de rentrer au logis

pour déposer sous l’auvent de la porte

de quoi nourrir le feu du soir

avec un bon lot de fagots

et des paniers pleins de gros bois.

                       *

Vers midi le soleil pâlit

tandis que grandissait la grisaille lointaine

boursouflée comme fumée d’incendie.

Le ciel entier fut bien vite envahi :

tous les oiseaux, à tire d’aile

fuyant vers l’abri des forêts,

avaient senti venir la neige.

Pendant la soirée, les bourrasques

apportant les flocons en masse

ne laissèrent même pas voir

de différence entre jour et nuit noire ;

il en venait de toutes parts :

la Burle avait repris ses droits.

Les maisons basses, de pierre et de bois,

de la tradition montagnarde

sont parfaites sous ce temps-là :

on est bien, autour du foyer

en s’adonnant aux ouvrages paisibles.

L’on tresse des paniers d’osier

ou des corbeilles en boudin de paille fine ;

les fileuses aux doigts habiles

rappellent contes et chansons anciennes ;

un grand-père sculpteur termine

un bâton où s’enroule une couleuvre :

il fignole tous les détails,

les yeux, la langue, les écailles ;

un grillon chante sa berceuse

en réponse au chaudron plein de bonnes odeurs…

Cette profonde paix intime

est un défi à la fureur

de la tempête irrésistible

qui s’empare du territoire

en sifflant par-dessus les toits.

                          *

Dans le matin où voltigeaient encore

quelques flocons, comme perdus,

les villageois, heureux d’avoir dormi au chaud

sous leurs couvre-lits de fourrures,

hochaient la tête devant l’étendue

de cette blancheur à perte de vue,

épaisse, largement au dessus des genoux.

Les enfants s’y roulaient dans leurs jeux fous,

rejoints par les chiens sortis de leurs niches.

Les chats, ayant passé la nuit

dans le foin parfumé des granges,

pointaient le nez, très prudemment,

puis décidaient d’aller vers les étables

d’où venait un bruit de seilhes à lait.

Tamisé entre les nuages,

le disque cuivré du soleil

éclairait sans chaleur, presque sans ombre,

les travaux de vie quotidienne

entre les talus formés à la ronde

par un déblaiement énergique :

on savait bien qu’avant de fondre

la neige resterait ainsi

tant qu’il gèlerait jour et nuit.

                  *

L’hiver, s’étant bien installé,

se prolongeait sans se presser.

Pendant que les jours s’allongeaient,

alternèrent les heures grises,

les matins scintillants de givre

au soleil blanc, dans le froid sec

où la neige s’évaporait,

les redoux de ciel bas et de grésil,

les réveils sous de nouvelles blancheurs

où l’on ranimait bien vite le feu.

La vie semblait aller au ralenti

alors que tous les travaux ordinaires,

plus compliqués, exigeaient plus d’efforts :

bûcheronnage, propreté, transport

de marchandises nécessaires

malgré l’organisation d’autarcie

indispensable en ce pays.

Depuis toujours, les montagnards

fort occupés par l’agnelage

vivent avec ces aléas ;

préférant de beaucoup en rire,

ils en supportent la fatigue,

certains qu’un peu plus tard viendront les avantages :

raréfaction des parasites,

les terrains rendus plus fertiles,

de l’eau en temps de sècheresse,

le meilleur de tous les bienfaits !

L’on savait faire diversion

avec la fête des galettes,

motif à danses et chansons

ainsi qu’en toutes occasions :

création d’un nouvel outil

qui rendra l’ouvrage facile,

réjouissances en famille,

prétexte à plantureux banquets,

un poulain blanc qui vient de naître,

signe d’une maison bénie…

Equinoxe de Printemps (Alban Eilir)

________________________________

L’aube était encore incertaine,

au point qu’on y voyait à peine,

lorsqu’un souffle tout doux venu du Sud

découvrit les herbes hirsutes

sur toute l’étendue des prairies et des landes.

Il ne resta bientôt de bandes blanches

que dans les creux au flanc Nord des collines.

C’était l’époque des morilles

en lisière des bois de chênes ;

suspendus aux rameaux des coudriers

les chatons duveteux dansaient ;

quelques abeilles téméraires

sortaient pour boire la rosée ;

les oiseaux collectaient force brindilles

destinées à tisser leurs nids ;

les corbeaux, en couples inséparables,

se faisaient quelques scènes de ménage

avant de choisir une fourche d’arbre

convenable à leur habitat ;

les écureuils jouaient à cache-cache.

Les dernières nuits de gelée,

les caprices des giboulées,

ne troublèrent que par moments

le souriant avènement

du printemps que tous attendaient.

Il fut salué par les perce-neige

aux blanches clochettes bordées de vert,

les parfums que la brise éparpillait par vagues,

le chant de territoire des mésanges

qui donne la quarte ascendante

de la gamme sacrée des bardes.

Avant même les festivités d’équinoxe

l’on avait vu la sève monter,

un premier bourgeon éclater,

rouge sur le brun de l’écorce

des pommiers et des églantiers.

                    *

Les tout premiers œufs de l’année

furent peints en rouge et cachés

dans les jardins et sous les haies :

les enfants, munis de paniers,

les cherchaient, ravis de l’aubaine,

avec de grands éclats de rire

frais comme l’eau des ruisseaux babillards ;

on les consolait de la casse

en préparant des friandises,

toute célébration finissant en agapes.

Sur les chemins des pâturages,

les troupeaux, contents de sortir

et de se dégourdir les pattes,

purent s’ébrouer à loisir,

accompagnés de leurs petits

qui découvraient en gambadant la vie

dans l’herbe nouvelle et l’air libre.

                     *

Les talus ourlés de blancheur

par aubépins et pruneliers en fleurs,

les frissons des prés constellés

de jaune vif dominant leurs couleurs

d’une infinie variété ;

la transparence étincelante

des jeunes feuillages si tendres

avec toutes nuances vertes et dorées ;

gazouillis foisonnants en vergers et forêts…

La terre explosait de vitalité.

Les blés étant sortis de terre,

drus en leurs lignes régulières,

on alla les rouler pour les enraciner :

nourris par les pluies printanières

ils surent bientôt redresser la tête.

De lumineuses matinées

permirent souvent d’admirer les Alpes

d’où semblait venir un vent très léger :

on savait alors que ce beau temps-là

offrait le plaisir éphémère

de contempler, comme s’ils s’étaient rapprochés,

les sommets de toute la chaîne,

pendant que montait la grisaille à l’Ouest.

Le soleil couchant faisait rutiler

glaciers et falaises calcaires,

avant de plonger, empourpré,

dans un moutonnement d’orages :

dès le lendemain, il pleuvait à verse.

Profitant de ce temps instable,

les arbres déployaient tout leur feuillage,

les semis levaient à grande vitesse.

Les invasions de mauvaise herbe

faisaient pester les jardiniers

occupés à les arracher,

mais ils recueillaient, pas à pas,

des espèces médicinales

qu’ils allaient replanter à part

jusqu’à la date favorable :

Maëlcnos et Adiantognat

donnaient en cela des conseils très sages.

                       *

Il était trop tôt pour partir

mais les pèlerins étaient prêts :

il ne leur manquait plus qu’un signe

en attendant la fin des pluies

qui gonflaient par trop les rivières

promptes à inonder les plaines.

Les chevaux, non plus que les hommes,

n’avaient intérêt à risquer

l’ennui des chemins détrempés

où s’enliseraient les chariots.

Au lieu d’un gain de temps, la caravane

aurait pris de fâcheux retards :

entre réparations et fatigue inutile,

d’un grand bonheur on aurait fait un gros gâchis.

On attendait, l’esprit tranquille,

tandis que l’eau du ciel dispensait à la terre

de quoi nourrir jusqu’à la pointe des racines

les réserves, à transformer en bonne sève,

dont les forêts sont les gardiennes

jusqu’à la fin de l’été à venir.

En avant ! (Huc !)

_______________

Ayant dignement célébré Beltain,

juste à mi-parcours entre équinoxe et solstice,

les pèlerins se réunirent

pour préciser l’itinéraire.

Porteurs des vœux chaleureux de leur clan,

ils avaient prévu de prendre le temps

d’aller à petites journées,

de ménager à leurs chevaux

de bonnes trêves de repos,

de se donner le loisir de parler

avec les habitants des terres traversées.

Rien ne vaut le bienfait de la parole !

D’ailleurs, il fallait expliquer

la raison du pèlerinage,

promettre, en revenant, d’en donner résultat ;

il était bon, aussi, de s’enquérir

de leurs coutumes et idées :

pour finir, de nouer des amitiés.

Maëlcnos et Adiantognat

aimaient le dialogue avec tous les sages,

car ils étaient des artisans de paix :

considérant que le but de leur quête

pour mieux connaître la lumière

allait de pair avec l’amour

qui pouvait seul donner la force

de cheminer droit jusqu’au bout

avec leurs compagnons de route,

d’en faire rayonner la joie auprès des autres.

                         *

En descendant le long des pentes

depuis leurs nids d’aigle élevés,

ils s’amusaient à voir s’accélérer

les floraisons de mi-printemps :

les églantiers, arbustes d’ornement

tout autant qu’à l’état sauvage,

épanouis en roses pentagrammes,

les genêts égayant talus et landes,

les marguerites dans les pâturages

parmi les armérias et saxifrages.

Suivant l’exemple des mélèzes,

les chênes, toujours à la traîne

pour sortir de la robe de bure hivernale,

déployaient un tendre feuillage

tout en transparences de verre.

Trembles, bouleaux, vernes et saules,

faisaient cortège, avec les frênes,

au cheminement des ruisseaux.

A chaque pause, les chevaux,

broutant à plaisir l’herbe haute

qui s’offrait au bord des chemins,

manifestaient leur joie de vivre

en se roulant dans les prairies.

Les sources, cascadant vers le fond des ravins,

dispensaient à la fois la boisson et le bain

sous la nouvelle tiédeur de midi,

en attendant d’y avoir rafraîchi

le bienvenu tonnelet de cervoise :

salaisons et fromages donnent soif !

                           *

En abordant le rivage du Rhône,

cette avance de la saison

était plus évidente encore.

Le fleuve entre les frondaisons

étincelait comme en été,

tandis que sous l’étrave des gabares

un friselis d’écume en ridait la surface

pour se fondre bientôt dans les reflets dorés

où les poissons danseurs venaient pointer le nez.

Depuis le chemin de halage

on percevait, en approchant du bord,

sous le paisible clapotis des eaux

le puissant courant du fleuve sauvage.

Pour traverser, il fallait orienter les bacs

en oblique, à contre-courant

pour n’aller pas trop en aval :

les passeurs, en gens d’expérience,

avaient besoin de tout leur art.

Pour amener sur l’autre rive

humains et chevaux de l’équipe,

la charge des chariots, et puis les chariots vides,

des heures furent nécessaires.

Maëlcnos et Adiantognat

avaient heureusement choisi pour ce voyage

les plus légers cabriolets :

ils occupaient bien la largeur des bacs !

                        *

La route qui suivait le Rhône

tout le long de sa rive gauche

présentait de bonnes auberges :

avant de repartir vers l’Est

l’on put rétablir le bon ordre

dans le contenu des chariots,

s’octroyer un peu de repos.

Comme aux étapes précédentes,

ce fut une occasion propice

de converser tout à loisir

avec voyageurs et marchands

autant qu’avec les habitants :

renseignements, plaisanteries

accompagnant l’achat des vivres

avec, en plaisant complément,

finir la journée en musique.

                    *

Les pèlerins traversèrent la plaine

qui précédait quelques hauteurs :

habitués aux chemins sinueux

qui escaladent leurs montagnes,

ils ne redoutaient en rien de trouver,

après ce facile passage,

ravins, torrents, cols élevés.

-Ils savaient bien par expérience

que l’on monte pour redescendre,

que l’on descend pour remonter !-

L’amusement était de suivre

dans l’explosion des floraisons alpestres

une saison revenue en arrière

pour dévaler vers l’été à venir

au rythme des changements d’altitude.

Ce fut somme toute un parcours

très simple pendant quelques jours…

La Druentia était en crue

quand ils firent halte en vue de sa rive :

du haut de la route en corniche

qui serpentait, bien au dessus de la vallée,

on voyait des lieues englouties.

Des arbres, émergeant des terrains inondés,

marquaient les limites du lit

habituel de la rivière ;

les bourgs, fort sagement construits

à mi-pente, restaient au sec

loin des effets de sa colère.

Les eaux étalées reflétaient le ciel

d’un azur narquois pour les hommes

qui conduisaient péniblement leurs barques,

pour éviter de contourner les bords

incertains et mouvants de cet immense lac.

Pour aller jusqu’à Brigantia

un seul trajet était possible :

garder le cours d’eau à sa droite

sans essayer de le franchir

avant d’être en vue de la ville :

là, son lit beaucoup plus étroit

passe sous plusieurs ponts de bois.

                       *

Ainsi, remontant peu à peu

les routes en surplomb de la vallée,

ils suivaient l’itinéraire enchanteur

du printemps à l’assaut de prairies et rochers

dans une débauche de fleurs.

Devant ce qui était neuf à leurs yeux,

très curieux de savoir, ils aimaient s’enquérir,

au hasard de toutes rencontres,

des végétaux, des travaux, du mode de vie,

les comparaient avec leurs traditions,

semant et récoltant la sympathie.

Et la journée finissait toujours en chansons.

Près du sommet (Arna-Vertamo)

__________________________

Sans difficulté ni fatigue

ils parvinrent à Brigantia

plus d’une semaine avant le solstice

pour y marquer l’avant-dernière étape :

ils furent accueillis à bras ouverts.

Maëlcnos et Adiantognat

exposèrent les détails du projet

en se fondant sur le rapport

de leurs ambassadeurs, bien renseignés

par les maîtres de la contrée.

C’était de laisser ici les chariots

et une partie des chevaux,

leur but au Nord du Mont Genèvre

étant le sommet du Chalvet

d’où l’on a une vue superbe :

ils y établiraient leur camp.

Deux ou trois chevaux suffiraient

à porter tout le nécessaire

pour deux jours de marche et l’attente

pendant la dernière nuit du printemps.

Leur feu de joie répondrait à la fête

que tous se préparaient à célébrer

avec de grands feux sur toutes les crêtes,

se répondant ainsi par dessus les vallées.

                           *

Des volontaires, séduits par l’idée,

se proposèrent pour guider,

par les sentiers qu’ils connaissaient,

les pèlerins jusqu’au Chalvet.

Acceptés avec enthousiasme,

deux d’entre eux furent délégués

par les sages de Brigantia,

eux-mêmes fort intéressés

mais un peu empêchés par l’âge

de participer à la marche ;

de plus, ils devaient assurer

la célébration en haut lieu

du solstice avec tous ses feux.

Maëlcnos et Adiantognat,

débordants de gratitude et bonheur,

demandèrent aussitôt à leurs bardes

-qui accordaient déjà leurs harpes-

de composer en cet honneur

leurs plus beaux chants de louange et d’amour :

pour une soirée qui parut trop courte

tant les artistes furent inspirés

par l’appel des hauteurs et l’amitié.

                        *

Vaillants marcheurs, au cours de la montée

les pèlerins ne cessaient d’admirer

la fastueuse majesté

des perspectives successives.

L’oppidum qu’ils avaient quitté

dominant de haut sa rivière

semblait de plus en plus petit

tandis que la vue s’étendait

à l’Ouest, vers l’imposant massif

que leur parcours avait contourné pour venir.

Tailladée de ravins inextricables,

cette masse hérissée d’arêtes,

de corniches en bousculade,

de pics où s’attardait la neige,

dont ils voyaient de chez eux l’autre face,

était maintenant là, proche et infranchissable,

prête à leur offrir le spectacle

du plus somptueux coucher de soleil.

Les Alpes, en plein jour vues à l’envers,

tel se présentait leur sujet d’extase.

                           *

Les guides se sentaient pousser des ailes

en entendant les commentaires

sur la beauté de leur pays :

ils voyaient bien, aux visages ravis,

que la parole était sincère.

Ils n’étaient pas loin de penser

que leurs visiteurs avaient apporté 

la chance et le beau temps dans les ballots

paisiblement bercés au pas de leurs chevaux

montant bravement à côté des hommes.

Tous les vrais montagnards savent aller

avec les genoux à peine pliés,

un peu penchés, sans tension ni raideur,

selon une cadence régulière

qui permet de marcher pendant des heures,

moins vite en descendant qu’à la grimpette,

toujours en regardant droit où l’on va.

Ce qui les fatigue, en rigueur extrême,

c’est la monotonie des terrains plats.

Telle est la recette ancestrale

du pied sûr et du souffle inépuisable.

                             *

L’installation du camp fut très soigneuse,

en cherchant près du sommet un repli

à l’abri du vent des hauteurs

prompt à emporter dans ses fantaisies

tout objet offrant quelque prise.

On en vit l’exemple avec un manteau

qui prit en un clin d’œil son vol

comme un aigle quittant son aire,

et laissa son propriétaire

fâché à la fois qu’éclatant de rire

-il avait bien assez d’habits-

en le voyant planer et tournoyer,

battant des pans et capuchon pointé,

en direction d’un vallon impossible :

peut-être fera-t-il le bonheur d’un berger ?

                           *

Ayant préparé la veillée,

on attendit le soir en contemplant

tout à loisir cette magnificence

de montagnes accumulées,

du Nord au Sud cisaillant la moitié du ciel.

On aurait dit, selon les jeux de la lumière

qui révélait en glissant sur la neige

les plus orgueilleuses hauteurs,

que tous les pics, dressant leurs hallebardes,

s’étaient figés en rendant les honneurs

comme aurait fait un corps de garde.

En quel passé lointain ces puissantes rivales

avaient-elles pu lancer leurs armées

pour être à jamais pétrifiées

au plus fort de leurs vains combats ?…

Les couleurs du couchant dans leur magie

donnèrent ainsi lieu à force rêveries

qu’on échangeait à haute voix

en improvisant des légendes

pleines de dragons et géants

vite envolés en tourbillons dans l’air du soir.

                            *

En passant derrière un sommet

parmi les plus hauts du massif,

le soleil un moment fit vibrer sur sa tête

un bouquet de rayons épanoui

comme une impériale aigrette

dans le ciel vert tôt assombri.

Les murmures de la vallée

en s’élevant s’étaient évaporés.

Tout près, on entendait les chevaux, déchargés,

mâcher le picotin où ils plongeaient le nez.

Dans l’air devenu immobile

le froid de l’altitude commandait

d’allumer le feu au plus vite

avec la torche emportée tout exprès,

pour réchauffer le corps et l’esprit.

Ici, puis là, puis sur toutes les crêtes,

à leur tour de grands feux s’allumèrent.

L’Etoile du Berger parut

avec le fin croissant de la nouvelle lune

et ce fut tout à coup la nuit,

saluée en cérémonie

par un triple tour du sommet.

Et tous les feux se relayaient

à perte de vue, comme autant d’étoiles

en miroir de celles du ciel,

pour transmettre le message de joie

jusqu’aux confins du territoire.

Les pèlerins, dans le recueillement,

prirent le temps de méditer

sur les infinis déployés,

puis de célébrer par leurs chants

ce paroxysme de beauté.

Sagesse (Vistu)

_____________

Les crépitements dans la flamme

sous la marmite du repas

qui chantonnait sa mélopée

sous la surveillance des femmes,

ouvrant le plaisir du partage,

accompagnèrent la veillée.

La plus brève nuit de l’année

n’en finissait pas de s’ouvrir sur l’aube

que tous étaient venus chercher

au bout d’une longue équipée

pour connaître un Soleil Nouveau

émergeant enfin du mystère.

Dans cet espoir d’une lumière

qui élargirait leur esprit

pour mieux vivre dans l’harmonie

qui les liait à l’univers,

Maëlcnos et Adiantognat

se tenaient retirés à part

dans le silence et la prière.

Leurs épouses, veillant à ménager la paix

indispensable à leur méditation,

animaient les conversations

en détournant d’eux l’attention.

                        *

Les deux amis réveillaient en pensée

l’année vécue avec intensité :

la préparation du pèlerinage

avait renforcé leur ferveur

quand ils s’émerveillaient, heure après heure,

de la beauté terrestre en son éclat

mouvant dans les jeux de lumière.

Ils avaient ressenti au plus profond d’eux-mêmes

le juste équilibre entre les saisons,

le charme et les dons de chacune

-au prix de quelques moments durs-,

l’invisible énergie du monde

à l’œuvre en chaque créature.

Les musiques de la Nature

et les visions inoubliables

qui avaient nourri leur esprit,

inspirant leur longue démarche,

trouvaient leur transcendance ici,

en ce haut lieu, en cette nuit,

pour être consacrées avec extase

en amoureuse offrande à l’Infini.

                           *

Planètes et constellations,

tournant autour de la Polaire

en solennelle procession,

rappelaient l’harmonie parfaite

où, quel qu’il soit, chacun a sa note à chanter.

Grâce à la pureté de l’air

les étoiles semblaient scintiller de plus près,

comme invitant les montagnes à se hausser

pour en capter les étincelles :

les enfants naissant par une nuit pareille

seront doués pour chanter les merveilles

que le Ciel prodigue à la Terre

à longueur de nuit et de jour :

ils sauront porter le flambeau d’amour.

Dans la méditation se distillait ainsi

un sentiment d’ineffable bonheur :

ils entendaient presque battre leur cœur

en plein accord avec le rythme

ininterrompu et majestueux

du temps évoluant vers l’aube

dont aucune clarté n’apparaissait encore.

Une ombelle de fumée rougeoyante

s’élevait en verticale offrande

au dessus du feu crépitant,

puis se diluait dans l’ombre limpide :

image des pensées montant vers l’Infini

porteuses de ces mots informulés

en devenir dans les lueurs annonciatrices

du nouveau jour tant espéré.

                                 *

L’un après l’autre, les feux s’éteignirent,

en même temps que l’éclat des étoiles

s’estompait dans le ciel moins noir

puis s’effaçait en rendant l’Ouest aux cimes,

tandis que s’élevait à l’Orient

la vapeur d’un chaudron immense.

La quête qu’ils avaient menée

ardemment au cours d’une année

se rassemblait dans leur conscience

avec l’ascension et veillée

culminant sur ce belvédère

tandis que l’horizon peu à peu s’éclairait.

A leurs pieds les pentes abruptes

entaillées de ravins arides

donnaient quasiment le vertige

en dévalant vers l’inconnu.

Ce point du jour tant attendu

leur révélait un nouvel au-delà

défendu au Nord-Est par d’autres Alpes

baignant dans une ombre bleutée

devant un ciel rose très pâle

qui peu à peu s’enflammait d’orangé.

Sous ce massif en contre-jour

qui retardait le soleil en sa course,

hérissé à perte de vue,

on ne savait si c’était mer ou plaine,

longue et s’élargissant de plus en plus

que l’on devinait sous la brume,

tant son extrémité semblait lointaine.

                                      *

Ce qui fascinait surtout le regard

était la masse des montagnes

lançant un souverain défi

à tout effort pour les franchir

ou les mesurer, même en rêve :

vision d’une beauté hostile

qui rappelait à l’homme sa faiblesse.

La transition d’aube en aurore

dans sa magie toujours nouvelle

ciselait des plans successifs d’arêtes

sombres contre un ciel devenu tout d’or.

Le soleil était là, caché,

comme prenant, avant de confirmer son règne,

quelque plaisir à s’attarder.

Quand il sortit enfin très loin sur un sommet,

plus éblouissant que jamais,

Maëlcnos et Adiantognat

comprirent que plus on s’en va

vers l’horizon où renaît la lumière,

plus le soleil apparaît au-delà :

successivement sur toutes les terres

il vient répandre ses bienfaits.

                               *

Au terme de leur longue quête

pour aller plus haut dans la connaissance

en maintenant leur conscience en éveil,

ils surent que le vrai Nouveau Soleil

origine de toute intelligence

avait depuis longtemps fait sa demeure

en secret dans leur esprit et leur cœur,

présent tout au long de leur vie :

d’eux seuls dépendait de l’y découvrir

pour rayonner d’amour et de force lucide.

                                    _________________                                     ©  Genofeva 31 mars 2013 (tous droits réservés)

PETIT COMPLEMENT DE VOCABULAIRE pour la lecture de ce poème

Adiantognat : « né du désir » équivalent du prénom actuel Désiré

Ardèche : «Haute Terre » ou «Terre de la hauteur », au sens géographique et spirituel  

Brigantia : nom gaulois de Briançon : « la brillante »

Burle : tempête de neige, par nord-ouest en général, bien connue en montagne ardéchoise

Caturiges : « Rois des combats » ; la ville de Chorges garde leur nom gaulois

Cévennes : « montagne », vient du pré-indoeuropéen Keb

Cucullus : manteau long en laine muni d’un capuchon, spécialité gauloise

Cularo : nom gaulois de Grenoble ; il signifie « cucurbitacée » car, avant les récentes cultures de maïs, la plaine dauphinoise abondait en cultures de courges

Druentia : nom gaulois de la Durance : « celle qui  court »

Eburodunum : nom gaulois d’Embrun : « colline fortifiée de l’if »

Helvie : partie sud du Vivarais occupée par les Helvii, « chasseurs »

Isara : nom gaulois de l’Isère : « l’impétueuse, la rapide »

Maëlcnos : « fils de savant »

Samonios, Samain : fête du Nouvel An gaulois, devenue la Toussaint dans la liturgie chrétienne

Savon : invention gauloise, le « sapo » pouvait être sous formes liquide, pâteuse ou solide

Seilhe : ce mot gaulois, « seau », est resté en région Rhône-Alpes pour désigner le seau spécial pour la traite du lait : une partie de sa paroi se prolonge pour former une anse qui le rend facile à déplacer et porter

Tanargue : « Hauteur du Feu » en langue gauloise : la foudre y frappe souvent avec violence

Vellaves : peuple gaulois établi en Velay et Haut Vivarais

L’époque de ce récit peut être située quelque part entre 160 et 80 avant Jésus-Christ